MANAGEMENT
Le “courage managérial”, une notion qui fait encore défaut à bon nombre de cadres
Le courage n’est pas la première qualité qui vient à l’esprit lorsque l’on évoque les pratiques professionnelles des managers publics. Cette situation a des conséquences non seulement sur les collectifs de travail mais aussi sur la mise en œuvre des politiques publiques. L’émergence d’une nouvelle forme de leadership portée par la jeune génération pourrait néanmoins inverser la tendance.
La notion de “courage managérial” revient comme une petite musique dans les échanges que nous avons pu avoir avec la dizaine de managers publics interrogés pour cet article, bien souvent pour expliquer les dysfonctionnements d’un service et même le retard pris dans la mise en œuvre d’une politique publique.
Mais que recouvre véritablement cette notion ? “Le courage managérial, tel que je le conçois dans la fonction publique, consiste en la capacité à interroger une commande, à tenir tête si nécessaire, à des exigences peu réalistes ou mal alignées avec les objectifs d’intérêt général”, développe un haut fonctionnaire et ancien de la direction générale de l’administration et de la fonction publique (DGAFP). Une définition qui implique aussi de prendre soin des équipes et de les prémunir contre des instructions impraticables ou contre-productives. “C’est un pilier fondamental du management public, poursuit notre témoin, car il garantit non seulement la qualité du travail produit, mais aussi l’intégrité de l’action publique.”
Ce pilier fait, selon ce même témoin, cruellement défaut dans certaines pans de l’administration et chez certains collègues issus des grandes écoles d’administration publique. Une situation qui s’explique notamment par la volonté de “privilégier une trajectoire professionnelle au risque”, estime ce même haut fonctionnaire. En d’autres termes, beaucoup de managers confondraient ainsi obéissance et efficacité, considérant que leur rôle se limiterait à exécuter des commandes, quelle que soit leur pertinence ou faisabilité. Un état d’esprit qui résume également le fait de “ne pas faire de vagues”, parfois encouragé par des cultures organisationnelles où la conformité reste davantage valorisée que la prise d’initiative.
“Les managers publics manquent de courage managérial, depuis longtemps et de plus en plus”, tranche un autre cadre dans la fonction publique d’État, spécialiste de la qualité de vie au travail. Ce dernier estime que la complexification de l’environnement professionnel et la multiplication des tensions et contraintes n’arrangent rien à la situation. “Les occasions de prendre ses responsabilités, de faire preuve d’esprit critique et de devoir prendre position sont de plus en plus nombreuses, mais de moins en moins saisies, tranche-t-il. Ce sont pourtant des compétences requises inhérentes à la fonction de manager considérées désormais comme du courage.”
“Pas de vagues”
Au sein de la région Île-de-France, on ne parle d‘ailleurs plus de courage managérial, afin que les débats ne se cristallisent pas autour de la notion de manque de courage, qui peut être dévalorisante. “On parle d’incarner l’autorité, souligne Guillaume Aubin, directeur de l’expérience travail au sein de la région. Comme dans d’autres organisations, nous pouvons constater un manque d’autorité de la part des managers qui peuvent laisser filer des situations, toujours dans l’idée de ne pas braquer des agents ou de générer des blocages”. Avec toujours, en toile de fond, la crainte que des arrêts maladie ne se prolongent ou ne se multiplient.
“Que nous soyons managers publics ou managers dans le privé, je pense que nous avons tous un jour ou l’autre déjà manqué de courage managérial”, souligne pour sa part Jérôme Friteau, directeur des relations humaines et de la transformation au sein de la Caisse nationale d’assurance vieillesse (CNAV). Mais, contrairement à bon nombre de ses collègues, il affirme observer sur les dix dernières années une belle progression en matière de courage managérial de la part des cadres publics. Et ce, grâce à la fonction RH qui, dans sa démarche de transformation (formation, recours au coaching ou co-développement), y contribue fortement. Autre progrès, selon lui,“le soutien que le DRH peut apporter au manager quand il s’agit de le suivre dans des décisions difficiles, telles qu’une procédure disciplinaire pouvant aller jusqu’au licenciement ou la qualification d’insuffisance professionnelle”, poursuit-il. Mais, selon lui, des efforts restent encore à fournir sur la culture du feedback dans la sphère publique, un feedback constructif et sincère constituant un élément constitutif du courage managérial.
Même constat du côté des jeunes fonctionnaires à travers l’association FP21 : cette association constituée de jeunes agents publics estime que si les managers publics peuvent parfois manquer de courage managérial, ce n’est pas forcément leur faute. En cause, notamment, la solitude des managers, mais aussi le manque de perspectives offertes pouvant pousser à un manque de courage managérial. “Si aucune évolution n’est envisageable par exemple, mais aussi à cause des traditions présentes dans certaines administrations, on gravit doucement les échelons pour atteindre un poste donné… Entre temps, il ne faut pas faire de vagues”, détaille-t-on ainsi chez FP21. Autre enjeu, un contexte administratif dans lequel la différence entre faute et erreur n’est pas toujours admise. “En conséquence, on a d’un côté des managers qui n’oseront pas expérimenter et faire des erreurs et, de l’autre, on retrouve des managers qui ne prennent pas à bras le corps des sujets de faute grave, même dans des cas de harcèlement, voire d’agression”, poursuit-on au sein de l’association.
Le manque de courage peut en effet se manifester de différentes manières avec, par exemple des managers passifs, dans l’évitement, feignant parfois de ne pas être au courant de situations conflictuelles ou susceptibles de les exposer aux critiques, attaques ou procès d’intention des acteurs et décideurs.
Cela peut aussi se traduire par la transmission mécanique de commandes sans aucune analyse critique, même lorsque celles-ci sont manifestement inappropriées ou irréalisables dans les délais impartis. “Rarement les managers osent remonter des demandes de clarification ou signaler que les moyens disponibles ne permettent pas de répondre de manière satisfaisante à la commande, observe un haut fonctionnaire. Par crainte de représailles ou de blocages, ils préfèrent se taire.”
Manque d’esprit critique
Les managers que nous avons interrogés dans le cadre de cet article ont également été nombreux à témoigner de retours d’entretiens professionnels dithyrambiques pour des agents présentant des lacunes ou posant des difficultés. “Nous sommes parfois surpris par le contenu des entretiens professionnels qui sont parfois excellents, alors qu’on nous demande quelques semaines après de faire partir l’agent concerné”, assure ainsi Guillaume Aubin.
Cette situation a des conséquences manifestes et directes sur le collectif de travail. “Le climat de crainte où l’individualisme et le carriérisme sont omniprésents reste fréquent et nuit à la coopération et la transparence, regrette un autre témoin, administrateur de l’État et aujourd’hui chargé de mission dans un ministère. L’autorité de la légitimité ne repose pas sur les aptitudes ou les compétences, voire le leadership, mais sur la peur des représailles et le respect strict et rigide de ses obligations statutaires.”
Les conséquences se retrouvent également dans l’absence de régulation de la charge de travail et de réflexion sur la qualité des commandes qui créent des tensions au sein des équipes. “Cela peut amener à des situations de travail bloquées avec des managers qui peinent à faire travailler des collectifs et cela peut créer des situations de jalousie entre les agents”, observe Guillaume Aubin à la région Île-de-France.
La mise en œuvre des politiques publiques peut par ailleurs se retrouver impactée par “des mesures superficielles et inefficaces, souvent édictées par des objectifs de communication à court terme, regrette un observateur passé par différents ministères. Cela se traduit par une succession de décisions sans véritable portée structurante pour la transformation de la société.”
Mais, pour regarder le verre à moitié plein, certaines analyses vont dans le sens de l’émergence d’une nouvelle génération et, avec elle, celle d’une nouvelle forme de leadership. “Le leader de demain n’aura pas besoin d’être omniscient, de donner une image de super héros qui peut tout gérer à son niveau, mais plutôt de porter avec courage des convictions, des décisions, dont le sens est clairement exprimé”, insiste Jérôme Friteau.
Les managers et futurs managers publics gagneraient également à être courageux dans leur faculté à inviter les agents à être acteurs du changement et porteurs d’initiatives. «Ce faisant, en mettant en œuvre l’innovation initiée par les agents à la hauteur de leur poste de travail ou de leur collectif immédiat, le manager public fait, ici, preuve d’un certain courage managérial sans nécessairement tomber dans l’extrême du combat ou de la décision difficile et impopulaire”, souligne un jeune cadre de la DGFiP. Un juste milieu pour inviter à penser “out of the box” et à prendre des risques potentiellement bénéfiques pour toute l’organisation.
ACTEURS PUBLICS : Article publié le mardi 25 mars 2025 & Marie MALATERRE