Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Syndicat Force Ouvrière des Services Publics de la Marne

STATUT

8 Mars 2023 , Rédigé par FO Services Publics 51

Mathilde Icard et Émilien Ruiz :

“La fonction publique ne peut pas être compatible avec la seule recherche de rentabilité”

"Dialogues autour de la fonction publique. Histoire, sciences sociales et pratiques RH". C'est le nom d'un séminaire interdisciplinaire qui vient d'être lancé. L'occasion de questionner les récentes réformes de la fonction publique et les "futurs souhaitables" du statut. Échange avec les deux organisateurs de ces dialogues : la directrice du centre de gestion de la fonction publique territoriale du Nord et présidente de l'Association des DRH des grandes collectivités, Mathilde Icard, et l'historien spécialiste de l'histoire de la fonction publique, Emilien Ruiz. 

Ce séminaire met notamment l'accent sur l'Histoire. En quoi est-il important de se référer, d'en appeler à l'Histoire dans la gestion des ressources humaines (RH) actuelle et pour les réformes de la fonction publique en cours à venir ?

Mathilde Icard : Il est toujours fondamental de se référer à l’Histoire. Pour comprendre où en est aujourd’hui la fonction publique, il faut la replacer dans une perspective, avec ses reliefs, ses expériences et la diversité des analyses. L’Histoire nous aide aussi à construire l’avenir. Notre modèle de fonction publique est basé sur le principe du fonctionnaire citoyen. L’Histoire nous outille pour agir en pleine responsabilité. Nous avons bien plus l’habitude de discuter avec des spécialistes du management (souvent d’ailleurs du management privé) pour trouver de nouvelles pistes d’innovations. Un bon dirigeant aujourd’hui est plus évalué sur sa capacité à impulser des innovations que sur sa connaissance de l’Histoire. Je pense que nous pouvons allier les deux.

Dans ce séminaire, nous apprenons que les questions que nous nous posons aujourd’hui sur l’attractivité, la carrière à repenser, la rémunération à revoir ne sont pas nouvelles. Le chantier sur les carrières et les rémunérations, ce n’est pas le premier.

Reste à voir si nous nous situons dans une véritable refondation, et les conditions pour l’atteindre. Nous tenterons de contribuer à cette réflexion au travers du séminaire. Dans ce dernier, ce qui est intéressant aussi, c’est la diversité des disciplines. Émilien Ruiz a tout de suite souhaité ouvrir à ses collègues politistes, sociologues, juristes. 

Emilien Ruiz : Je suis en effet convaincu qu’il n’est pas possible de vraiment comprendre la fonction publique à travers une seule discipline. Dans mes propres pratiques, le recours aux recherches menées par les spécialistes du droit public, de la sociologie des organisations, ou de l’analyse de politiques publiques par exemple, ne relève pas seulement d'un plaisir de chercheur. Il s’agit aussi d’une nécessité : en dépit de travaux majeurs réalisés depuis les années 1990 – moment où Pierre Rosanvallon pouvait qualifier l’État en France depuis 1789 de “non-objet historique” – l’histoire contemporaine a encore beaucoup de recherches à mener sur la fonction publique… et il faut s’en réjouir. Ceci étant dit, à quoi sert l’Histoire dans un séminaire résolument ancré dans le présent ? Je reprends volontiers l’expression de Paul-André Rosental qui rappelle que l’Histoire constitue une sorte de “réservoir d’expériences”. Elle permet d’observer la façon dont des personnes, confrontées à des problèmes qui peuvent parfois ressembler aux nôtres, ont tenté de les résoudre. Leurs réussites comme leurs échecs constituent, sinon des leçons ou des modèles, au moins des expériences qui méritent d'être analysées. C’est aussi une façon de montrer que le champ des possibles n’est jamais aussi fermé que l’on veut bien le croire. Mettre en perspective historique un certain nombre de discours politiques et médiatiques a pour vertu de remettre en question des fausses continuités ou des ruptures imaginaires. Il n’est jamais inutile de rappeler, comme lors des interventions de la demi-journée d’études du 17 février 2023 : que la mise en cause du statut des fonctionnaires fut consubstantielle à sa gestation ; que l’édification de la figure du “fonctionnaire-citoyen” fut un choix politique et qu’il fut précédé par de plus funestes orientations ; ou encore que les politiques de “transformation” de ces dernières années trouvent leurs premières mises en œuvre discrètes au moins dans les années 1990.

Quelles leçons tirer des récentes réformes de la fonction publique ? Le statut est-il menacé ?
M.I. : Le titre I du statut de la fonction publique (la loi Le Pors de 1983) a cette année 40 ans. Nous avons un statut qui permet aux employeurs de s’adapter aux besoins de service public. Cette situation dérogatoire est justifiée par des impératifs d’intérêt général, c’est ce qui justifie que les fonctionnaires – et les contractuels également – ne sont pas dans une situation similaire à celle des salariés du privé. Le statut est vivant, il a été adapté, ajusté de nombreuses fois depuis sa création et sa philosophie initiale a évolué au gré des réformes. La loi de transformation de la fonction publique a été une étape marquante, je pense par exemple à l’évolution des instances paritaires, à l’élargissement du recours aux contractuels, au développement de la négociation collective. Elle se situe dans la lignée de réformes précédentes accomplies ou avortées. La réforme de la haute fonction publique est aussi une étape conséquente. Pour autant, je ne crois pas que le statut soit en danger. D’abord parce qu’il y aura toujours des mécanismes de gestion collective des fonctionnaires et que les services publics ont de l’avenir. Le problème, à mon sens, ce n’est pas le statut, c’est plutôt l’idée qu’on pourrait gérer une administration comme on gère une entreprise. La fonction publique ne peut pas être compatible avec la seule recherche de rentabilité. Le danger c’est donc plutôt l’idée que la fonction publique se fonde dans les préceptes du management privé. Aujourd’hui, nous disposons de tous les outils statutaires pour une gestion agile des ressources humaines. Il faut bien sûr travailler la question de la rémunération qui doit être plus incitative et faire évoluer les déroulés de carrière. Outre ces points techniques et urgents – tant pour répondre à une mise à niveau nécessaire que pour envoyer un message de considération à tous les agents qui font vivre les services publics –, l’enjeu global est de développer des alternatives managériales. Je pense qu’il est possible d’adopter une voie qui tienne compte de notre identité, de notre patrimoine, des solidarités, du rôle essentiel des organisations syndicales, des collectifs, source de sens au travail et donc de qualité du travail et donc de performance du service public. Ce séminaire nous aidera également à définir ce qui fait notre identité de responsables publics. 

E. R. : Comme co-organisateur du séminaire, j’aurais tendance à préférer attendre de voir ce que nos dialogues feront faire émerger en termes d’analyses pour répondre à cette question… Mais si je devais toutefois éviter de botter en touche, je distinguerais deux lectures “provisoire” possibles. En tant qu'historien, mon point de vue sur les conséquences concrètes des politiques récentes sur le statut est plutôt circonspect. La volonté de mise en cause de certains des principes qui se trouvent au cœur de la logique statutaire pensée en 1946 ne fait aucun doute. Pour ne prendre qu’un exemple, il est très clair que la réduction du périmètre des commissions administratives paritaires, ou encore la fusion des comités techniques et des comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail dans les comités sociaux, procèdent à un affaiblissement du rôle et à une réduction du nombre des représentants des personnels. C’est un coup porté à la figure du “fonctionnaire-citoyen” pleinement acteur de la marche des services publics, jusque dans la gestion des carrières individuelles. Mais les expériences antérieures témoignent toutefois d’une certaine capacité d’adaptation, de telle sorte que, si l’on pense aux grandes réformes des années 1959 (qui penchait vers une réduction des droits) ou des années 1983-1986 (qui balançait dans l’autre sens), l’équilibre général entre protections et obligations a finalement toujours été maintenu. Surtout, ce qui m’amène à une certaine prudence, c’est le fait que, quelles que soient les marges de manœuvre que la loi dite de “transformation de la fonction publique” offrira, c’est ce qui en sera fait en pratique qui permettra de juger de l’existence ou non d’une rupture.
Comme citoyen, il me faut avouer une certaine inquiétude. Que l’on pense aux politiques de la fonction publique qui furent mises en œuvre entre 1945 et 1948, ou à celles des années 1982 à 1986, l’ensemble s’inscrivait dans une haute idée du rôle des fonctionnaires devant d’abord, et en dernier ressort, servir l’intérêt général. C’est cela qui justifie les protections du statut. L’article L121-10 du code général de la fonction publique dispose ainsi que les agents publics peuvent désobéir à un ordre de leur responsable hiérarchique dans le cas où il serait “de nature à compromettre un intérêt public”. Associé à la séparation du grade et de l’emploi, une telle disposition est censée offrir une réelle garantie aux agents mais aussi, et surtout, à la population. Cela ne veut pas dire qu’il ne faudrait envisager aucune évolution et seul l’avenir nous dira si une véritable perte d’équilibre se profile. Mais la volonté affichée d’accroître le recours au contrat pose la question de l’indépendance des agents, dans la mesure où le renouvellement d’un CDD n’a rien d’automatique. Dans un même ordre d’idée, la réforme des inspections offre de réelles garanties d’indépendance pendant une durée limitée, mais quid des effets de rapports publics qui auraient déplu au pouvoir politique au moment des demandes de renouvellement des fonctions ?

Y a-t-il urgence à refonder la fonction publique ? En somme, quels sont les "futurs souhaitables" du statut de la fonction publique, dans un contexte notamment de crise d'attractivité ? 

M. I. : Nous esquisserons ces futurs souhaitables tout au long du séminaire en abordant notamment les conditions d’emploi, de formation, les concours mais aussi les conditions de travail. Sur ce point, à mon sens, le futur souhaitable doit repenser le cadre applicable en matière de conditions de travail. La fonction publique est toujours en retard d’au moins une décennie en matière de santé et de conditions de travail. Pour moi, le statut a un angle mort : celui des conditions de travail. Comment accepter que les agents publics ne disposent pas au moins des mêmes droits que ceux des salariés en la matière ? Je pense, par exemple, à l’absence d’inspection du travail dans la fonction publique mais aussi aux derniers textes en matière de suivi médical qui ne lui sont pas applicables (rendez-vous de liaison, entretien à mi-carrière). Vous mentionnez le contexte de crise d’attractivité : quel est le message renvoyé avec un standard en matière de conditions de travail inférieur à celui des salariés du privé ? Dans mon futur souhaitable, il y a aussi le dialogue social. Les mandats des représentants des organisations syndicales débutent suite aux élections professionnelles du 8 décembre 2022 avec les effets complets de la loi de la transformation de la fonction publique. Nous faisons déjà l’expérience depuis plus d’un an des commissions administratives paritaires (CAP) désormais concentrées sur les situations sensibles, nous lançons désormais les comités sociaux et la suppression des comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). Dans mon futur souhaitable, il y a des institutions de dialogue social solides où il est possible de construire cet avenir et d’aborder globalement les problématiques. Les accords collectifs peuvent nous y aider, mais uniquement sous un angle thématique, et non globalement. Nous allons nous qualifier avec ces accords collectifs sur la méthode de négociation et avancer sur des thématiques (certainement principalement sur les domaines relevant de la santé au travail et de la qualité de vie au travail).

 Je pense que ces accords vont aussi renforcer chaque versant dans leur spécificité. C’est ce que nous observons en ce qui concerne la négociation sur la protection sociale complémentaire avec chaque versant qui avance différemment. Plus globalement, la réflexion sur la fonction publique ne peut être déconnectée de celle sur l’avenir des services publics.

E. R. : Ici encore, l’historien aurait tendance à une certaine réserve face aux grandes annonces parfois tonitruantes de réformes, de modernisations ou de transformations. Sans même remonter aussi loin qu’à la “commission de révision des services administratifs” de 1871 ou au “comité de réorganisation administrative” de 1938, qui n’eurent pas beaucoup plus d’effets concrets, souvenons-nous de l’ouverture du quinquennat Sarkozy par exemple. Le Monde titrait alors, sur la base de la communication gouvernementale, sur L'an I de la réforme de l'État”6. Cinq ans plus tard, la grande “révision générale des politiques publiques” n’avait finalement eu pour principal effet que de désorganiser des services affectés non seulement par des réductions d’effectifs à missions constantes mais aussi par la façon dont elles furent en partie dictées de l’extérieur, par des cabinets de consultants7. En la matière mon leitmotiv a souvent été de rappeler un texte du premier directeur de la fonction publique, Roger Grégoire, qui au terme de la refondation d’après-guerre, en appelait à cesser de mobiliser la rhétorique de la “réforme” pour lui préférer la logique d’une politique de la fonction publique, faite de patience, de ténacité, et devant toujours chercher le compromis entre toutes les parties prenantes8. Il faut souligner qu’il écrivait ceci au terme d’une séquence qui, en parallèle de réductions drastiques des dépenses publiques, venait de poser les fondations de la fonction publique telle que nous la connaissons aujourd’hui : création de l’École nationale d'administration (ENA), de la direction de la fonction publique, nationalisation de l’École libre des sciences politiques et création des instituts d'études politiques (IEP) en 1945 ; statut des fonctionnaires en 1946 ; et élaboration de la grille indiciaire de 1948. L’ensemble répondait à une crise du recrutement et de la formation des élites administratives, à la nécessité de clarifier la relation d’emploi entre l’État et ses agents (en matière de droits syndicaux notamment), et à de nombreuses années d’érosion du pouvoir d’achat des fonctionnaires du fait de l’inflation. Toutes proportions gardées, tous ces aspects semblent poser question aujourd’hui.

Comme Mathilde Icard vient de le souligner, la question de la santé au travail et plus globalement des conditions de travail a probablement trop longtemps constitué un angle mort. Ajoutons une incontestable érosion du salaire réel des métiers qui semblent les plus touchés par la crise d’attractivité actuelle9; sans oublier l’échec patent d’une véritable démocratisation du recrutement des élites administratives10 et, plus largement, le constat de la persistance d’inégalités professionnelles entre femmes et hommes11 ; ou encore l’explosion des externalisations mal contrôlées12. En outre, la grande réforme des années 1983-1986 entendait instituer 3 versants qui, chacun avec leurs spécificités, composeraient une fonction publique unique. On peut toutefois s’interroger aujourd’hui sur cette unité, et c’est d’ailleurs l’un des fils conducteurs du séminaire. Mises bout à bout, ces interrogations pourraient conduire à souhaiter une remise à plat, à une véritable refondation de l’ensemble du modèle français de fonction publique. Mais procéder “dans l’urgence” serait un non-sens, car il me semble que celle-ci, pour être acceptable et acceptée, ne peut être que le fruit d’une délibération sur ce que l’on attend collectivement de la fonction publique. L’histoire et, plus largement, les sciences sociales auraient un rôle à y jouer, principalement comme pourvoyeurs d’éclairages et de mises en perspective. Mais, en définitive, les futurs souhaitables du statut, pour être légitimes, ne me semblent pouvoir être énoncés qu’au terme d’un véritable débat démocratique.

ARTICLE PUBLIE LE VENDREDI 24 FEVRIER 2023 & MATHILDE ICARD ET EMILIEN RUIZ

 

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article