CULTURE
Les services publics face au défi de la démocratisation culturelle
Comme nombre de ses prédécesseurs, l’ex-ministre Rachida Dati avait fait de la diffusion de la culture sur le territoire sa priorité. Un signe que, malgré les progrès effectués ces dernières décennies, la démocratisation culturelle n’est toujours pas un acquis. Premier volet de notre dossier consacré à la gestion des politiques culturelles, paru dans le n° 171 d’Acteurs publics.
“Faible prise en compte des publics ruraux”, “grands oubliés”, “exclusion”… Lors du lancement, au début de l’année, du Printemps de la ruralité, son premier grand chantier, l’ancienne ministre de la Culture Rachida Dati dressait un bilan peu réjouissant de la politique culturelle dans les territoires. Mais ce discours avait comme un air de déjà-entendu. La démocratisation culturelle est affichée comme la priorité des pouvoirs publics depuis la création du ministère de la Culture, en 1959. Ayant pour objet de recenser les actions participant à la vie culturelle en milieu rural afin de la renforcer, le Printemps de la ruralité révélait finalement le caractère non abouti de la démocratisation culturelle. Comment expliquer que la décentralisation de 1982, en offrant aux collectivités la possibilité de se saisir de cette compétence, n’ait pas résolu le problème ? Les prochains ministres seront-ils condamnés à porter le même chantier, encore et encore ?
En matière d’inclusion, le bilan n’est pourtant pas noir, loin de là. Du chemin a été parcouru, que l’on parle d’accès à la culture des jeunes ou dans les territoires ruraux, notamment grâce au développement de l’ingénierie locale. Car les relations entre l’État et les collectivités ont bien évolué depuis l’époque d’André Malraux, et leur nouvelle manière de collaborer a permis des avancées notables.
De pilote unique des politiques culturelles, l’État s’est retrouvé au second plan, avec un rôle de partenaire. Les collectivités, les communes en première ligne, sont alors devenues les premiers financeurs du secteur et ont multiplié les initiatives diversifiant la notion-même de culture. Bien qu’encore à parfaire, le pass Culture symbolise aussi cette volonté non seulement de diffuser, mais d’élargir la culture pour que chacun se sente représenté.
Ces évolutions résultent d’un long processus de transformation de l’élaboration des politiques culturelles. Les réflexions autour de la territorialisation de la culture ont commencé en 1945 : l’État s’intéresse alors à l’aménagement du territoire. Il débuta ce que l’on a appelé la décentralisation artistique et qui, finalement, s’est plutôt avérée être une politique de déconcentration. Car l’État a surtout cherché à implanter en province son propre rapport à la culture, notamment en déconcentrant le théâtre via la création des centres dramatiques nationaux (CDN).
“Inflation des conventions”
Puis vinrent les fameuses années Malraux, avec les premières maisons de la culture, avant que l’État ne poursuive la démarche en développant les centres d’action culturelle, dans les années 1970. “C’était vraiment une politique d’État, marquée par l’État”, analyse l’enseignant-chercheur en aménagement du territoire François Pouthier. La relation entre État et territoires va alors tendre vers la voie du contrat, qui est finalement devenu le modèle dominant de la formalisation des politiques culturelles. “Depuis la fin des années 1980, il y a eu une inflation des conventions de tous ordres qui visent à formaliser, organiser la coopération État-collectivités”, relate Vincent Guillon, codirecteur de l’Observatoire des politiques culturelles. Pour ce professeur associé à Sciences Po Grenoble, ce modèle “caractérise la gouvernance des politiques culturelles à la française”. Un système encore à l’œuvre aujourd’hui : l’État mobilise les outils de contractualisation pour continuer à peser dans la balance.
Le binôme État-collectivités n’est pas le seul à s’être distingué dans l’histoire des politiques culturelles françaises. Dans les mêmes années Malraux, une concurrence est née entre 2 ministères : la Culture et l’Éducation nationale. Le premier n’avait pas caché sa volonté de prendre ses distances avec le second. André Malraux utilise même le terme de “subordination” dans sa première conférence de ministre de la Culture : “Si la IVe République, dans le domaine culturel, s’est montrée si hésitante, cela tient en grande partie à la subordination des affaires culturelles à l’Éducation nationale.” Mais le lien a largement été renoué depuis : les administrations ont dû collaborer autour de l’éducation artistique et culturelle (EAC), sur laquelle l’État pèse encore largement. Que ce soit au niveau national ou académique, de nombreux partenariats s’opèrent pour favoriser l’ouverture culturelle à l’école. La mise en place du pass Culture, qui pousse depuis 2019 les deux ministères à travailler de concert, illustre cette relation.
Les collectivités font leur place
S’agissant des collectivités, le tournant s’est opéré lors du mouvement de décentralisation, en 1982. Elles héritent alors de la clause de compétence générale, signifiant que chacune d’entre elles peut désormais porter la politique publique qu’elle souhaite, hors compétences régaliennes. Les collectivités vont s’en emparer très rapidement, en particulier les communes. Celles-ci sont en effet, loin devant les autres échelons, celles qui dépensent le plus pour la culture en France : en 2016, elles assumaient 58 % des dépenses des collectivités territoriales en la matière, suivies par les intercommunalités (20 %), les départements (14 %) et les régions (8 %)1.
Cette compétence partagée apparaît à double tranchant : parfois accusée d’orchestrer un flou réglementaire autour du “qui fait quoi” et de rendre la culture dépendante du volontarisme des élus, elle permet finalement de garantir la continuité du service public culturel à travers des financements croisés, les projets n’étant pas tributaires d’une seule et même entité.
S’affranchir du clivage partisan
Mais selon François Pouthier, si l’État a donné aux collectivités le pouvoir de développer les politiques culturelles lors de la décentralisation, il restait sceptique quant à la manière dont elles allaient s’en emparer. Et n’a donc jamais totalement passé le flambeau. “L’administration centrale craignait un personnel et des compétences insuffisants et voulait les accompagner avec des prescriptions, qui sont passées par le développement des conventions culturelles”, relate l’enseignant-chercheur. La décentralisation a finalement permis à l’État de diffuser l’offre culturelle sur le territoire tout en maîtrisant le respect de standards nationaux. “L’État est parvenu à promouvoir et à faire partager le modèle de politique culturelle qu’il souhaitait diffuser tout en étant minoritaire dans son financement”, résume de son côté Vincent Guillon.
"Les territoires ont de l’imagination en matière culturelle, on doit leur faire confiance"
Un contre-modèle avait pourtant émergé dans les années 1960, issu de ce qui est devenu la Fédération nationale des collectivités pour la culture (FNCC). Figure de proue de ce mouvement, Michel Durafour, alors maire adjoint à la culture de Saint-Étienne, propose une autre conception politique de la culture, préférant la “démocratie culturelle” à la “démocratisation culturelle”. Le modèle prônait une approche participative, reposant sur l’association des usagers aux choix et à la vie de leurs centres culturels. Deux visions s’opposent alors : une culture dite “légitimiste”, fondée sur la qualité intrinsèque des œuvres, face à une vision de la culture perçue comme une source d’émancipation revêtant un volet social. “Ce modèle va plutôt être dominé par celui promu par l’État et certaines collectivités, qui souhaitent jouer le jeu de la coopération”, analyse Vincent Guillon. Toutes les conventions organisent, dans le cadre d’un contrat, une politique culturelle sur la base d’objectifs communs en cherchant à sortir du clivage partisan.
Pour Vincent Guillon, “cette expansion de la coopération contractuelle n’a été possible qu’au prix d’un certain refoulement du politique”. Un consensus a en effet émergé dans les années Lang pour désencastrer la culture des questions idéologiques, au profit de principes de professionnalisation et d’autonomisation des professionnels de l’action culturelle sur la base de valeurs communes.
“L’art pour l’art, l’excellence artistique ont constitué ce socle d’objectifs et de valeurs sur lesquels pouvaient s’organiser cette coopération contractuelle”, poursuit le codirecteur de l’Observatoire des politiques culturelles. Alors que cette dépolitisation semblait actée, la montée de l’extrême droite a néanmoins remis le sujet sur la table, les élus du Rassemblement national ayant tendance à vouloir reprendre la main sur les programmations.
La culture, une responsabilité partagée, pour le meilleur et pour le pire
Ce système contractuel aurait été perçu positivement par les collectivités et les élus, notamment parce qu’il promeut des valeurs d’égalité d’accès. “C’est la traduction de l’État providence en matière de politique culturelle”, analyse un observateur. Une uniformatisation issue de l’État central qui fait sens en matière de service public et de démocratisation de la culture, proposant une même offre et diffusant des références culturelles communes à l’ensemble du territoire.
Équation non résolue
La première traduction du concept dans le ministère Malraux résidait dans l’égalité géographique des lieux de culture. Beaucoup considèrent que cette territorialisation de la culture est aujourd’hui achevée. “Quand on regarde le système équipementier français, on peut dire qu’on est aujourd’hui un pays envié dans le monde entier”, souligne François Pouthier. Cela reste en revanche une vision macroéconomique et des carences demeurent dans certains territoires.
Le bilan reste donc positif sur le volet équipement, mais n’est pas totalement abouti si l’on prend la notion de démocratisation culturelle au sens large. Tout dépend en effet de ce que l’on met derrière cette expression : est-ce simplement assurer l’accès de tous à des lieux culturels, où la notion implique-t-elle une problématique plus profonde ?
Car ce n’est pas parce qu’il existe un équipement que les populations s’y rendent : c’est la limite de la démocratisation culturelle aujourd’hui. La politique de Malraux était une politique spatiale, visant à rendre disponible l’offre et non à tendre la main aux citoyens. Depuis, la notion de démocratisation culturelle n’est plus seulement entendue sous ce prisme. La question n’est plus l’égal accès à l’équipement culturel qui délivrait une culture définie par un pouvoir, mais comment offrir la capacité à dialoguer sur les cultures, comment reconnaître le droit culturel des citoyens.
Accompagnement et médiation
D’autant que depuis les années 1980 et les politiques de démocratisation, on remarque que le recours à l’offre publique du point de vue de sa distribution sociale change relativement peu. Selon Jean-Philippe Lefèvre, président de la FNCC, “la question, ce n’est pas de montrer la porte, c’est de donner la clé”. Au-delà de tous les budgets, la solution pourrait résider, finalement, dans le développement de l’accompagnement et de la médiation.
Bien que les résultats du Printemps de la ruralité diffusés en juillet dernier montrent la richesse de la culture locale, ils confirment que des freins subsistent en milieu rural. Le chantier reste donc loin d’être terminé. De l’ingénierie à la collaboration, en passant par les politiques innovantes, nombre de moyens devront être mobilisés pour enfin se rapprocher au plus près de cette notion de démocratisation, au fondement même de la conception du service public.
ACTEURS PUBLICS : article publie le lundi 21 octobre 2024 & Philippine Ramognino
[1] Selon le rapport “Les nouveaux territoires de la culture”, déposé au Sénat le 18 décembre 2019.