REMUNERATION
Le mérite des fonctionnaires, une reconnaissance a minima sur la fiche de paie
Les employeurs publics recourent très timidement aux dispositifs de reconnaissance de l’engagement et du mérite des agents publics. De nombreux facteurs expliquent cette faible utilisation. Cet article fait partie de l’enquête consacrée au sujet parue dans le numéro 171 d’Acteurs publics.
Le défi de l’attractivité de la fonction publique sera-t-il relevé grâce au développement de la rémunération au mérite des agents publics ? C’était en tout cas l’une des convictions affichées par l’ancien ministre Stanislas Guerini pour défendre “sa” réforme de la fonction publique. Son successeur dans le gouvernement Barnier, Guillaume Kasbarian, a pour sa part insisté sur la “nécessité de mieux valoriser l'engagement individuel et collectif et la responsabilité” des agents publics. Même s’il a annoncé abandonner la grande réforme de son prédécesseur, le nouveau ministre n’a pas relégué aux oubliettes cette question très critiquée, qui doit faire l’objet de discussions avec les syndicats.
Lors du lancement des discussions sur sa réforme, Stanislas Guerini avait ainsi défendu le principe de la rémunération au mérite : “Quand je parle de reconnaissance et de récompense du mérite, j’ai le sentiment de beaucoup mieux parler aux jeunes actifs qui se posent la question de rejoindre la fonction publique que quand je leur parle de corps, de grilles et de catégories”.
Reste que les outils actuels de mesure et de reconnaissance de la performance individuelle des agents publics représentent encore une part très faible de leur rémunération et sont utilisés avec parcimonie par les employeurs. Quant à l’usage de dispositifs “collectifs” de rémunération au mérite, il est encore plus rare.
Moins de 10 % du volet indemnitaire
Les chiffres parlent d’eux-mêmes en ce qui concerne le complément indemnitaire annuel (CIA), le principal dispositif qui permet aujourd’hui de rémunérer le mérite individuel des agents publics, dans le cadre plus large du régime indemnitaire tenant compte des fonctions, des sujétions, de l’expertise et de l’engagement professionnel (Rifseep). Deuxième composante de ce Rifseep au côté de l’indemnité de fonctions, de sujétions et d’expertise (IFSE), le CIA est une prime qui, selon la définition de l’administration, “doit permettre de reconnaître l’engagement professionnel et la manière de servir des agents”. Actuellement, ce complément indemnitaire annuel représente moins de 10 % du volet indemnitaire des rémunérations des agents publics, alors que l’IFSE en représente la quasi-totalité.
“Par construction même, la part du CIA est destinée à demeurer largement minoritaire car elle ne peut excéder 15 % pour la catégorie A, 12 % pour la catégorie B et 10 % pour la catégorie C”, indiquaient, dans leur rapport de 2022 commandé par l’exécutif, les garants de la Conférence sur les perspectives salariales de la fonction publique, l’ancien dirigeant de l’association Dialogues Jean-Dominique Simonpoli et l’ancien DRH de la Caisse des dépôts et ex-directeur général de l’administration et de la fonction publique (DGAFP) Paul Peny – devenu par la suite directeur de cabinet de Stanislas Guerini au ministère de la Fonction publique.
Si la mise en œuvre du CIA reste donc timide au sein de la fonction publique, elle y est aussi répandue de manière inégale puisque bornée par des contraintes financières. Certes, il ne reste plus beaucoup de corps ne bénéficiant pas du Rifseep. “Malheureusement, les agents ne sont pas tous logés à la même enseigne s’agissant du CIA”, explique un ancien responsable des ressources humaines au sein des services déconcentrés de l’État. Dans la fonction publique d’État, la politique de rémunération est définie par des notes de service de chaque ministère qui fixent le cadre de ce complément indemnitaire, ses montants ainsi que ses conditions d’octroi. “Malgré des mesures de convergence, des différences demeurent donc toujours entre les ministères, ajoute ce responsable RH désormais passé dans la territoriale. On peut ainsi s’interroger sur cette hétérogénéité, qui n’est pas équitable à première vue.
Comment mesurer le mérite ?
Résultat : d’un ministère à l’autre, les agents ne peuvent pas prétendre à la même fourchette de CIA, qui peut s’échelonner de quelques centaines d’euros à plusieurs milliers d’euros par mois… lorsqu’il est versé, puisque son montant peut aussi être nul. Il en va de même au sein de la fonction publique territoriale, où les politiques de rémunération et donc l’octroi ou non du CIA restent à la discrétion de chaque collectivité. Et ce toujours au regard des barèmes applicables dans la fonction publique d’État, principe de parité oblige. “Alors que nombreux managers aspirent à disposer d’un levier financier pour stimuler et valoriser l’engagement individuel, cette possibilité est encore aujourd’hui sous-utilisée”, affirme Benoit Gayou, le directeur des ressources humaines (DRH) du département de la Gironde.
Comment expliquer cette utilisation peu développée du CIA ? Les avis divergent au sein de la fonction publique. Certains invoquent le cadrage excessif du dispositif qui, selon eux, ne laisse pas suffisamment de marges de manœuvre aux employeurs publics pour récompenser l’engagement des agents publics. “Du fait des normes édictées par les administrations sur les modalités de versement du CIA et de son montant, des agents méritants, qui ont largement dépassé les objectifs qui leur avaient été fixés, ne sont que peu valorisés du fait des contraintes budgétaires et des enveloppes communes dévolues au CIA, indique l’ancien responsable RH passé par l’État. Dans certains cas, pour valoriser davantage un agent, il faut baisser le montant de la prime versée aux autres agents.”
Vice-président de l’Association des administrateurs territoriaux de France (AATF) en charge de l’attractivité et du statut, Antonin Le Moal met quant à lui en avant une “opposition large des partenaires sociaux” et leur attachement historique à l’équité de traitement pour expliquer l’utilisation marginale du complément indemnitaire annuel et l’entrain limité des employeurs en la matière. Pour Benoit Gayou, la mise en œuvre “toujours aussi prudente” du CIA témoignerait “non pas d’un défaut du dispositif ou d’un excès de contraintes” mais davantage d’une “faiblesse structurelle des outils managériaux permettant d’évaluer et in fine de récompenser le mérite”.
La mesure et la quantification du mérite – très peu évoquée par le gouvernement Attal lors de la présentation de sa réforme – reste l’une des principales problématiques auxquelles sont confrontés les employeurs publics lorsqu’ils sont amenés à se pencher sur le CIA possiblement versé à leurs agents.
“Cette mesure est effectivement complexe, confirme Antonin Le Moal, de l’AATF. La diversité des métiers et des environnements professionnels accentue la difficulté de mesurer et de comparer les résultats obtenus. On n’a toujours pas trouvé la méthode magique pour comparer le « mérite » du travail d’un agent de musée avec celui d’un personnel de crèche ou d’un jardinier et, a minima, pour définir une grille d’appréciation commune.” “La définition commune du mérite reste encore en chantier”, renchérit Benoît Gayou, du conseil départemental de la Gironde, en citant les textes du Rifseep, qui ne le mentionnent pas, et la jurisprudence qui, selon lui, “témoigne d’une telle latitude” contreproductive.
Un défi managérial
Reste une problématique : la manière dont les managers s’approprient ce dispositif de rémunération au mérite. D’aucuns, en effet, évoquent des freins managériaux en la matière. L’ex-ministre Stanislas Guerini avait lui-même dénoncé un manque de “culture de la récompense” chez les responsables du service public. “Évaluer et récompenser n’est pas suffisamment inscrit dans la culture managériale de la fonction publique”, avait-il ainsi affirmé.
Dans les faits, les managers publics se doivent déjà de fixer des objectifs pour l’octroi du CIA et d’évaluer la capacité de leurs collaborateurs à les atteindre. Mais encore faut-il que ces évaluations soient équitables. “Dès lors, individualiser le mérite requiert des compétences managériales qui sont loin d’être collectivement détenues”, estime un observateur de la fonction publique. À ses yeux, cela nécessite aussi de prévoir un certain nombre de “garde-fous en cas de dérives, qui peuvent rapidement se transformer en usine à gaz” et donc engendrer une forme de concurrence entre les agents publics eux-mêmes.
Déléguée interrégionale “Île-de-France” du secrétariat général du ministère de la Justice, Chantal Bublot en avait convenu lors d’une journée d’étude sur la rémunération des fonctionnaires organisée en mai dernier par l’Association des DRH des grandes collectivités : “Le CIA est un exercice largement insatisfaisant, mais c’est avant tout l’opportunité d’un exercice managérial, y compris pour partager les frustrations et mettre en débat les choix éventuels. Soit on donne à tout le monde la même part du gâteau, soit on en donne plus à certains et moins à d’autres.”
acteurs publics : article publie le mardi 11 novembre 2024 & Bastien Scordia
Comment font nos voisins européens ?
Les fonctions publiques étrangères “accordent une importance diverse à la performance dans les composantes de rémunération ainsi que dans les parcours de carrière”, expliquaient dans leur rapport les garants de la Conférence sur les perspectives salariales de la fonction publique, Paul Peny et Jean-Dominique Simonpoli, en proposant un benchmark des dispositifs mis en place en la matière dans d’autres pays européens. Certes, expliquaient-ils, la performance “ne représentait en moyenne pas plus de 10 %” de la rémunération des agents publics des pays de l’OCDE en 2018. “Cependant, dans quelques pays, la performance conditionne un pan important de la rémunération des agents”, nuançaient-ils, en référence notamment aux pays scandinaves. Dans une note d’analyse de 2022 sur les rémunérations dans les fonctions publiques étrangères, la direction générale de l’administration et de la fonction publique (DGAFP) relevait que si la rémunération au mérite est largement répandue chez nos voisins, elle a néanmoins été “difficile à mettre en œuvre” du fait “d’une culture managériale réticente à cette modalité de rémunération et d’outils d’évaluation de la performance peu efficients”.