Ce qui compte, c’est le dégel et non la personne qui l’annonce. J’avais échangé avec le Premier ministre, fin janvier, sur la possibilité d’augmenter le point d’indice, alors que les fonctionnaires avaient depuis le début du quinquennat participé à hauteur de 7 milliards d’euros à la lutte contre les déficits publics via le blocage de leurs rémunérations. Je souhaitais une augmentation a minima symbolique. Il m’avait alors répondu que quitte à dégeler le point, il fallait aller au-delà du symbole et avait évoqué une augmentation d’environ 1 % dans des conditions et un calendrier à déterminer.
Manuel Valls vous annonce fin janvier que le point d’indice sera augmenté d’au moins 1 % ? Le chiffre qui circulait début février tournait pourtant entre 0,2 et 0,5 %…
Il ne me dit pas que c’est ce qu’il décidera ni même que le point d’indice sera dégelé. Il ne prend aucun engagement mais me confie que : “Si on doit faire un geste, cela ne peut pas être en-dessous de 0,5 %.” Et il parle de 1 %. Moi, j’étais venue avec une proposition d’augmentation de 0,2 à 0,3 % qui se répéterait plusieurs fois en mai, septembre, etc. Lui me répond que soit on ne fait rien au titre des restrictions sur la dépense publique, soit on fait un geste visible. Il faut donc rendre à César ce qui est à César. J’étais agréablement surprise, m’attentant à ce qu’il balaye toute éventualité de dégel. Le Premier ministre était par ailleurs content de ce que nous avions fait pour les fonctionnaires, avec notamment la mise en place du protocole PPCR[parcours professionnels, carrières et rémunération, ndlr] et les avancées sur les agents des catégories C et B. Et il envisageait donc d’aller plus loin.
L’annonce du dégel du point d’indice, mi-mars, par celle qui vous a succédé, Annick Girardin, avait été perçue comme un geste politique en pleine grogne sociale contre le projet de loi “Travail”…
Honnêtement, je ne crois pas que ce soit le cas. Même du côté de Bercy, où l’on s’inquiétait du coût budgétaire du dégel, il y avait cette appréciation qu’il était important de faire un geste fort pour l’ensemble des agents publics alors que le point d’indice était gelé depuis 2010. C’est le sens d’une discussion que j’avais eue avec Christian Eckert [secrétaire d’État au Budget, ndlr]. La suite devait s’inscrire dans le cadre du rendez-vous salarial programmé fin février. Mais le remaniement est intervenu avant cela…
N’était-il pas frustrant d’être ainsi écartée ?
Mon départ du gouvernement s’explique par un choix politique : il fallait faire de la place au PRG [Parti radical de gauche, représenté dans le gouvernement actuel par Jean-Michel Baylet, Annick Girardin et Thierry Braillard, ndlr], point barre. En fait, je pensais plutôt être éventuellement écartée après l’échec de la gauche aux élections départementales du printemps 2015. J’imaginais alors que le gouvernement s’ouvrirait aux écologistes, dont certains députés semblaient très intéressés par les problématiques liées aux territoires et à la décentralisation. Mais le remaniement n’est pas intervenu après les départementales ni même en septembre suivant et je ne pensais pas qu’on ouvrirait en février le gouvernement au PRG.
Vous avez publiquement regretté un manque de lisibilité de l’action gouvernementale en matière de lutte contre les déficits publics depuis le début du quinquennat. Qu’aurait-il fallu faire ?
L’audit de la Cour des comptes sur la situation des comptes publics remis à l’été 2012 au gouvernement avait révélé une situation catastrophique. L’État était alors en situation de faillite. Je me souviens d’un échange avec Laurent Fabius me disant : “C’est encore pire que ce que l’on pensait.” Il aurait fallu alors dire aux citoyens : “Pour redresser la situation, nous sommes obligés d’augmenter les impôts et ensuite nous redistribuerons, lorsque cela ira mieux.” Ils étaient capables de le comprendre, à condition de leur expliquer que les 600 milliards d’euros de dette supplémentaires du précédent quinquennat n’étaient pas un accident de l’Histoire, que c’était une bombe à retardement. La souveraineté nationale était en jeu ! Au lieu de cela, nous n’avons pas été assez clairs. Les classes moyennes, notamment, n’ont pas compris pourquoi nous augmentions les impôts tout en baissant le quotient familial puis en baissant les allocations, ce qui n’était pas dans notre corpus idéologique.
Pourquoi ne pas l’avoir dit à ce moment-là ?
J’ai exprimé mon sentiment auprès du chef du gouvernement de l’époque, Jean-Marc Ayrault. Un autre choix a été décidé. C’est à ce moment-là que la droite, alors forcément gênée puisqu’elle devait assumer le fait que les déficits publics avaient été considérablement creusés lors du précédent quinquennat, a commencé à nous attaquer sur les augmentations d’impôts. Je pense qui si nous avions solennellement alerté sur l’état de la France sur le thème “devons-nous couler ou devons-nous réagir ?”, alors la droite n’aurait pas eu l’aplomb de nous faire le moindre reproche.
"Mon regret, c'est d'avoir appris certains arbitrages en même temps qu'ils étaient rendus publics"
Vous étiez ministre de la Décentralisation. L’ambition de François Hollande en la matière s’est traduite par trois textes de loi instaurant les métropoles, redessinant la carte des régions et clarifiant les compétences des collectivités. Trois textes peu lisibles…
Nous n’avons pas été bons… Mon regret, c’est d’avoir appris certains arbitrages en même temps qu’ils étaient rendus publics. Nous avions eu un grand débat au Sénat, avec un travail remarquable proposé par les sénateurs Krattinger et Raffarin, à l’issue duquel nous avions le choix : soit créer des grandes régions en maintenant les départements ; soit on gardait le périmètre des régions et on supprimait les départements. C’était l’un ou l’autre. Alors quand le Premier ministre a annoncé la suppression des départements et que peu de temps après, le président de la République a promis de nouvelles grandes régions, un manque certain de cohérence est apparu…
Peut-on parler de gâchis ?
Non, parce que la réorganisation des institutions locales, la création des métropoles et les nouvelles régions représentent des avancées certaines. Mais tout cela aurait dû être présenté de manière plus lisible. J’avais déposé sur le bureau du président de la République et du Premier ministre, au début du quinquennat, une proposition de loi-cadre comportant 30 articles avec, dans l’exposé des motifs, le rappel de ce que devaient être les missions de l’État. Un autre choix a été fait.
La loi portant nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe) instaure un seuil de 15 000 habitants pour les intercommunalités. N’est-ce pas un seuil trop élevé dans certains territoires ruraux ?
J’avais proposé un seuil de 20 000 habitants. Le seuil de 15 000 a fait globalement consensus, avec des exceptions en zone de montagne (5 000 habitants). Peu d’intercommunalités ont été imposées par les préfets. Les élus se rassemblent autour d’éléments structurants : le lycée, le collège, l’enseignement supérieur… La loi NOTRe est en la matière une réforme très positive. La seule chose qui fonctionne mal actuellement, ce sont les régions qui ne reprennent pas certaines compétences des départements du fait d’une mauvaise discussion sur le partage de la ressource.
On a l’impression que vous n’êtes pas allés au fond des choses en matière de décentralisation. L’État continue de garder la main sur certaines compétences, par exemple l’emploi, qui pourraient relever des régions…
Nous n’avons pas ou peu décentralisé pendant ce mandat : nous avons réorganisé les institutions pour les rendre plus lisibles. Décentraliser les politiques d’emploi paraît compliqué parce que Pôle emploi relève de deux patrons : l’État et les partenaires sociaux. L’Unédic n’est pas un service de l’État. Michel Sapin [aujourd’hui ministre des Finances et des Comptes publics, ndlr], lorsqu’il avait mené la décentralisation de la formation professionnelle en tant que ministre du Travail, souhaitait que l’État puisse garder la main sur certains dispositifs lorsque les choses allaient mal : emplois d’avenir, accompagnement de telle ou telle catégorie, aides à l’embauche, etc. Et ces dispositifs doivent être portés par un service relevant de l’État. Si on décentralisait toutes les politiques de l’emploi, alors il faudrait ensuite que les régions exécutent un ordre de l’État lors de la mise en œuvre de certaines politiques nationales. Ce qui est contraire à la décentralisation ! Nous touchons là à une politique sensible et complexe. En revanche, certaines avancées, notamment les conférences territoriales de l’action publique ou les schémas opposables, rendent l’action publique territoriale plus efficace. Il reste toutefois encore beaucoup à faire. Il me paraît ainsi souhaitable de faire “remonter” les Sdis [services départementaux d’incendie et de secours, ndlr] à l’État parce que la sécurité relève du régalien. Décentraliser les Sdis n’avait pas de sens. Je suis par ailleurs favorable au cumul d’un mandat intercommunal et départemental pour que les enjeux de solidarité soient gérés de manière simultanée par les départements et les intercommunalités. L’aspect social se gère dans la proximité. Autre souhait : l’élection des élus intercommunaux au suffrage universel direct. C’est un enjeu de démocratie.
Les maires ruraux y sont hostiles…
Ils ne peuvent en effet pas me supporter quand je dis cela [elle sourit, ndlr]. Il faut retrouver le sens des engagements politiques. Comment pouvez-vous expliquer aux citoyens que la droite et la gauche ce n’est pas pareil si vous élisez un maire de droite et un maire de gauche et que tout se passe à l’unanimité au niveau de l’interco ? Quelle est la lecture politique de cette situation ?
Ministre de la Décentralisation, vous avez assumé auprès des élus locaux la baisse des dotations. Cette baisse, qui a entraîné celle des investissements des collectivités, n’était-elle pas trop brutale ?
Au début du quinquennat, nous étions en situation de faillite. Au-delà des restrictions imposées aux administrations de l’État, nous avions deux leviers d’action : les collectivités et la santé. Des efforts ont été faits en direction de l’Ondam [Objectif national de dépenses d’assurance maladie, ndlr] et nous ne pouvions pas en rajouter, sous peine de mettre en péril notre système de santé. Restaient donc les collectivités. La baisse des dotations était nécessaire, je l’assume pleinement. Elle devait s’accompagner d’une réforme de la dotation globale de fonctionnement (DGF), qui a été décalée d’une année. Si on ne réforme pas la DGF, alors on manquera une marche. Les inégalités sont aujourd’hui beaucoup trop violentes entre communes riches et communes pauvres. Si on veut un développement économique et social durable et le maintien de services publics équilibrés sur l’ensemble du territoire, alors il faut refaire un peu d’égalité. On ne peut pas rester avec de telles différences.
"L'Intérieur et Matignon se sont appropriés la réforme de l’État sans que les autres ministères ne soient plus impliqués"
Quel regard portez-vous sur la réforme de l’État, dont le portefeuille vous avait été retiré en juin 2014 ?
Le Premier ministre [Manuel Valls, ndlr] avait estimé que j’avais un portefeuille trop lourd. Beaucoup de choses avaient été installées : Etalab, l’ouverture des données par les administrations, les évaluations menées par le SGMAP [secrétariat général pour la modernisation de l’action publique, ndlr], etc. Il fallait poursuivre et intensifier en matière de ressources humaines et de réorganisations. Mais tout cela s’est arrêté avec notamment le retour au ministère de l’Intérieur de la réforme des services déconcentrés. La charte de la déconcentration est ainsi portée par Bernard Cazeneuve et la réforme de l’État est devenue : “Comment l’État s’organise dans les régions et dans les départements”. Mais ce n’est pas un volet de réforme, plutôt un volet d’adaptation à une réalité nouvelle. Au risque de paraître totalement immodeste, je me souviens avoir laissé à Manuel Valls une note sur la manière d’intensifier les chantiers déjà lancés. Il était certes nécessaire de créer un poste de haut commissaire ou de secrétaire d’État dédié [assumé à l’heure actuelle par Jean-Vincent Placé, ndlr]. Mais ce qui s’est produit, c’est l’appropriation de la réforme de l’État par l’Intérieur et par Matignon sans que l’ensemble des autres ministères ne soient plus vraiment impliqués. Chaque ministère en a profité pour refermer ses fenêtres et poser des sacs de sable devant ses portes…
Il faut un portage politique très fort ?
Un portage pugnace : il faut toutes les semaines rencontrer les secrétaires généraux et les DRH des ministères, pousser la revue des missions et les réorganisations de services... Il ne faut pas lâcher.
La modernisation de l’action publique (MAP) avait une dimension initiale autre que la très comptable Révision générale des politiques publiques (RGPP). Finalement, la MAP est elle aussi devenue comptable…
Nous avions marqué des points avec les comités interministériels pour la modernisation de l’action publique (Cimap). Les ministères étaient obligés d’arriver à chaque réunion avec des propositions, un document était rendu public, parfois très contraignant pour les administrations. Nous avions interrogé quelques problématiques très pertinentes, comme le rôle des préfets de région, les missions des administrations déconcentrées, l’importance du numérique et la nouvelle gestion des ressources humaines. Nous essayions de regarder un peu plus haut, un peu plus loin, ce qui est le rôle de la réforme de l’État. Mais Manuel Valls ne croyait pas aux Cimap. Alors ils ont été arrêtés.
"Quand un ministre et une administration restent dans leur couloir de nage, cela ne fonctionne pas"
Pensez-vous que la réforme de “la nouvelle gestion des ressources humaines”, que vous aviez annoncée fin 2015 avec Manuel Valls, aboutira ?
Cette nouvelle gestion est un très beau projet qui ne doit pas être abandonné, même s’il a visiblement pris un peu de retard. Il ne faut pas lâcher ! Il s’agit notamment d’harmoniser et de clarifier certaines pratiques RH pour instaurer une gestion commune à l’ensemble des ministères. Certains ont eu un peu de mal à comprendre et me disaient : “Mais que venez-vous faire chez moi ?” Sauf qu’il n’y a pas de “chez moi”. Cela ne fonctionne pas quand un ministre et une administration restent dans leur couloir de nage. Le travail gouvernemental comme le travail de l’administration est collectif. C’est l’un des problèmes de la France : les silos ne se rencontrent pas. Cela aussi doit changer !
Avec un rôle que vous souhaitiez plus fort pour la direction générale de l’administration et de la fonction publique (DGAFP), appelée à devenir une DRH de l’État…
Quand un directeur de service va négocier son budget, il doit être accompagné de la DGAFP. Aujourd’hui, un directeur demande : “J’ai 10 agents, j’en veux 11.” Mais il n’est jamais question de l’organisation des équipes ni de la gestion du service tel qu’il sera dans plusieurs années, parce que les gens n’ont pas le temps et qu’ils ne sont pas formés pour cela. Par ailleurs, la formation des agents s’organise de manière trop différenciée et déséquilibrée. Une harmonisation et un renforcement par le haut sont nécessaires.
Comment expliquez-vous la progression du vote FN au sein de la fonction publique, alors qu’elle était jusqu’à encore récemment “épargnée” ?
Jusqu’à 37 % des agents hospitaliers votent FN dans certains établissements ! C’est très préoccupant. Je l’explique d’abord par le “fonctionnaires bashing”. Quand vous êtes blessé, que vos conditions de vie sont difficiles, alors vous pouvez vous tourner vers un discours populiste. Par ailleurs, Marine Le Pen est très habile. Elle parle de point d’indice, de garantie du service public… Cela peut séduire un électorat qui entend à longueur de temps qu’il coûte trop cher et qu’il est trop nombreux. J’ai récemment rencontré des agents hospitaliers. L’une m’expliquait ses conditions de travail et citait l’exemple d’un malade atteint d’un cancer. Avant, me disait-elle, les équipes prenaient le temps de parler à ce patient, de l’épauler, de l’accompagner. Maintenant, elles n’ont plus le temps. Les agents doivent faire vite, fermer la porte de sa chambre pour aller voir un autre patient… Ainsi, les agents perdent la beauté de leur travail. La droite les a fragilisés, la gauche continue à le faire. Alors ils regardent ailleurs…
Le gouvernement a-t-il suffisamment parlé aux fonctionnaires ? Ni Jean-Marc Ayrault ni Manuel Valls n’ont semblé très passionnés par les enjeux de fonction publique…
Jean-Marc Ayrault avait fait le discours de Metz en 2014 appelant à moderniser le statut de la fonction publique. C’est à peu près tout… Je plaidais pour un vrai discours sur le sens de l’action publique et des services publics, le patrimoine de ceux qui n’en ont pas. Peut-être ne sommes-nous pas suffisamment intervenus en la matière. Il faut cependant souligner que François Hollande et Manuel Valls ont décidé l’augmentation du point d’indice de 1,2 %. Mais il a manqué le discours du sens.
Par ailleurs, le seul texte de la mandature relatif à la fonction publique [la loi du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires, ndlr] est passé en Conseil des ministres en 2013, mais n’a été adopté par le Parlement que trois ans plus tard…
Il a fallu que je me batte pour que ce texte aboutisse. Il a une forte ambition puisqu’il évoque des enjeux sensibles et importants tels que la laïcité, la déontologie, les conflits d’intérêts, etc. Concernant les lanceurs d’alerte, nous sommes quand même en avance sur tout le monde !
Paru sur acteurspublics.com par Sylvain HENRY le 22 août 2016