ELECTIONS PROFESSIONNELLES
Laurent Frajerman : “La réduction du pouvoir syndical dans la fonction publique agit comme un poison lent”
Le sociologue et historien spécialiste de l’éducation nationale revient dans cet entretien sur les résultats des élections professionnelles et sur les rapports entre l’administration et les syndicats d’enseignants. Laurent Frajerman est professeur agrégé d’histoire au lycée Lamartine de Paris et chercheur associé au Centre de recherche sur les liens sociaux (Cerlis) de l’université Paris Cité ainsi qu’à l’Observatoire de la FSU.
La participation aux élections professionnelles est en baisse de près de 6 points dans la fonction publique d’État et passe ainsi sous la barre des 50 %. Quel regard portez-vous sur cette décrue de la mobilisation, qui semble se confirmer scrutin après scrutin ?
Elle témoigne de l’impact négatif du vote numérique. Le vote n’est plus relié au lieu de travail, à un collectif. Surtout, les impératifs de sincérité et de sécurité du scrutin aboutissent dans la plupart des ministères à des systèmes très complexes, qui découragent une partie des électeurs potentiels. On a réinventé un vote capacitaire (un mode de scrutin dans lequel le droit de vote est accordé aux citoyens en fonction de leurs capacités). L’acte de vote s’étale sur deux mois, avec 3 opérations différentes à effectuer successivement. L’électeur doit prouver son intérêt pour le scrutin à plusieurs reprises, ne pas s’effrayer en cas de problème informatique. De petites améliorations ont été apportées (le réassort des codes et identifiants), mais les bugs rendaient en général l’opération fastidieuse. La généralisation de ce système dans la fonction publique a abouti à une harmonisation par le bas. La participation reste conséquente pour les agents qui utilisent régulièrement une messagerie professionnelle avec un poste de travail fixe.
Le poids des syndicats est-il toujours aussi important dans la fonction publique ou est-il aujourd’hui affaibli – notamment depuis la réduction des compétences des commissions administratives paritaires et du droit de regard des syndicats sur les carrières des agents ?
Attention à l’illusion d’optique : ce ne sont pas les élections qui constituent le soubassement du fait syndical dans la fonction publique, mais le nombre d’agents organisés et mobilisés par les syndicats. Cela dit, la réduction du pouvoir syndical a un impact indéniable, qui agit comme un poison lent. Le scrutin sert plus à s’exprimer qu’à se doter d’élus dont on pourra avoir besoin, ce n’est pas très motivant. Les changements de mentalités et de comportements prenant du temps, cela laisse le temps aux syndicats de se réorganiser. Les agents ont toujours autant besoin d’informations fiables, de comprendre les principes qui régissent les carrières. Dans un sondage Ipsos/FSU, les trois quarts des fonctionnaires regrettaient que leurs représentants syndicaux ne puissent plus garantir la transparence et l’application des mêmes règles à tous. Les défauts des DRH laissent un espace au syndicalisme de service des grandes organisations. En attendant, celles-ci reculent un peu.
L’enjeu pour les syndicats enseignants est de passer d’un syndicalisme à distance à un syndicalisme de proximité.
Qu’en est-il de l’éducation nationale en particulier, où la participation baisse également, à 39,8 % ?
Les enseignants ont une culture de participation politique. Le taux de syndicalisation reste supérieur à la moyenne (entre 25 et 30 %), comme la capacité de mobilisation. Combien de syndicats peuvent-ils se vanter d’avoir organisé deux grèves majoritaires en trois ans (le 5 décembre 2019 et le 13 janvier 2022) ? Pourtant, en 2011, le vote électronique a provoqué un choc. Depuis, la participation oscille entre 38,5 % et 42,6 %. Désormais, seuls les enseignants proches des syndicats votent, ce qui fausse l’analyse. Cela démontre amplement que le lien entre les syndicats et leur base est friable. Ils doivent démontrer leur utilité et leur efficacité.
Pour moi, les grands syndicats enseignants (FSU, Unsa surtout) tirent leur légitimité de leur caractère institutionnel, de médiation entre une administration souvent défaillante et la base. L’enjeu pour eux est de passer d’un syndicalisme à distance (les militants répondent d’une manière experte aux questions et sollicitations depuis leur local) à un syndicalisme de proximité, qui crée du lien social (en allant vers les enseignants).
Dans ce contexte, l’administration de l’éducation a-t-elle encore besoin des syndicats et si oui, pourquoi ?
Elle rêve de s’en passer, afin de mettre au pas les profs ! Mais l’épisode Blanquer a illustré le risque induit d’une rupture totale avec les enseignants. Les syndicats canalisent une culture conflictuelle et à distance des hiérarchies. En leur absence, on assiste plus à de l’anomie, à des mouvements spontanés et désordonnés qu’au triomphe des managers. Le système éducatif est en crise, et tout ce qui contribue à le faire tenir me semble positif. C’est la raison fondamentale du rôle particulier des syndicats enseignants : ils aident l’administration à humaniser son fonctionnement et en retirent de l’influence. Sous Blanquer, les syndicats ont été boycottés, privés d’information, sauf lors du confinement, parce que l’heure était grave ! Avec la loi de transformation de la fonction publique (TFP), les rectorats ont pu envoyer des enseignants dans des postes improbables. Résultat : les démissions et arrêts maladie se multiplient…
Quel regard portez-vous sur le paysage syndical de l’éducation issu des urnes en 2022 ? La FSU reste en tête alors que l’Unsa et la CFDT reculent un peu au bénéfice de la CGT et de Solidaires, notamment, qui entre au comité social d’administration (CSA) ministériel…
Les variations que vous évoquez restent limitées. En général, les élections professionnelles manifestent une certaine stabilité. C’est le cas. La FSU est confortée dans son rôle central, puisque l’écart avec le second syndicat (l’Unsa) s’accentue. Mais on est loin du paysage des années 1980, avec un syndicat hégémonique (la FEN, d’où proviennent les deux organisations précitées). Ma principale grille d’analyse est professionnelle, je n’insiste pas dessus. Bien sûr, les syndicats dont l’activité est principalement idéologique (CGT et SUD) ne sont pas impactés par la loi TFP et progressent légèrement, mais quand SUD Éducation gagne 0,3 point, est-ce une victoire ?
Symboliquement oui, car le recul de l’Unsa lui permet de récupérer le dernier siège au niveau ministériel. Le plus notable reste que SUD Éducation ait pu survivre pendant onze ans sans être représentative, et garder un capital électoral de 5 %. D’un autre côté, SUD perd son siège dans la fonction publique territoriale au profit de la FSU. Quand les évolutions des scores sont faibles, une analyse en termes de sièges est trompeuse.
ACTEURS PUBLICS : article publie le jeudi 15 décembre 2022 & BASTIEN SCORDIA