RESEAUX SOCIAUX
Sur les réseaux sociaux, les décideurs publics cherchent toujours la bonne posture
Les directeurs d’administration centrale et autres décideurs publics sont encore peu adeptes des réseaux sociaux. Une situation qui s’explique par l’absence de stratégie, par des difficultés d’articulation avec le monde politique et d’appréhension de ces médias. Enquête.
Tweeter ne prend que quelques minutes, voire quelques secondes, et publier un « post » sur Facebook ou LinkedIn n’exige guère plus de temps. L’acculturation des décideurs publics aux réseaux sociaux s’avérera en revanche, à l’évidence, beaucoup plus longue… La prudence est effectivement de mise chez les directeurs d’administration centrale (DAC) et autres responsables publics de haut niveau quand il s’agit d’évoquer l’utilisation des réseaux au sein des administrations et, surtout, l’usage qu’ils peuvent en faire à titre personnel.
Si ces derniers relèvent volontiers le caractère incontournable de tels vecteurs de communication, ils se montrent pour le moins réticents à s’épancher sur le sujet. « Ma faible pratique des réseaux sociaux pourrait être perçue comme une stratégie mais, en toute honnêteté, elle est surtout imputable à un manque d’investissement personnel sans doute mâtiné de méfiance native à l’égard de ces médias », relève la responsable d’un ministère régalien. D’autres parmi ses homologues évoquent une question « pas évidente » ou affirment tout bonnement ne pas avoir d’expérience ou d’« orientations » à développer sur l’usage de ces réseaux sociaux. Autant de preuves d’un certain malaise. Dans les faits, plusieurs DAC disposent de comptes sur les réseaux sociaux, en particulier sur LinkedIn. À de rares exceptions près, leur expression reste néanmoins limitée au simple relais des actions et actualités de leur direction ou du champ ministériel dont ils relèvent. Un manque d’implication qui trouve notamment sa source dans le positionnement qui est le leur.
Ces décideurs restant souvent dans l’ombre du politique, c’est en effet ce monde politique – responsable devant les citoyens, à la différence des hauts fonctionnaires – qui garde encore le monopole de l’expression publique.
« On se met à portée de baffes »
Certains décideurs publics sont néanmoins plus propices à s’investir sur les réseaux sociaux, du fait de leur position particulière, mais aussi par délégation du politique. C’est le cas des préfets, relais territoriaux de la parole de l’État et de la politique de sécurité, ainsi que des diplomates. « Les directeurs d’administration centrale ne sont pas des personnalités publiques, personne ne les connaît, ils sont peu présents sur les réseaux sociaux et n’ont pas forcément vocation à y être, souligne l’un d’entre eux. Les ambassadeurs, quant à eux, présentent cette particularité d’être à la fois des fonctionnaires et des représentants de la France à l’étranger. »
Le Conseil d’État pousse à un usage plus intensif des réseaux sociaux par l’administration
Mais alors, comment expliquer la réticence des décideurs publics à utiliser les réseaux sociaux ? S’ils en sont si peu adeptes, c’est pour plusieurs raisons. Comme le relève le Conseil d’État dans son étude annuelle, les réseaux sociaux constituent un formidable outil d’interaction directe avec les citoyens. Le Palais-Royal recommande donc un « usage plus intensif » des réseaux dans le secteur public. Mais cette interaction est aussi à double sens, et à double tranchant. « Aller sur ces réseaux sociaux peut être très puissant, notamment, dans le cas de l’IGN, pour toucher des communautés techniques et montrer que nous ne sommes pas une administration fermée sur elle-même, mais on se met d’abord et avant tout à portée de baffes », résume le directeur général de l’Institut national de l’information géographique et forestière (IGN), Sébastien Soriano. Surtout sur Twitter où, de l’avis général, les internautes sont plus politisés, plus directs et plus virulents. L’Agence nationale des titres sécurisés (ANTS) en a fait les frais. En 2018, au moment de la dématérialisation des titres, et en particulier des bugs liés aux cartes grises, celle-ci s’est créé un compte Twitter, vu par les usagers comme un véritable canal d’interpellation et de réponse à leurs difficultés.
Une insatisfaction à laquelle l’agence est indéfiniment renvoyée dans les commentaires, quel que soit l’objet de son post. À tel point que son compte est aujourd’hui verrouillé pour limiter les réponses à ses publications, plus institutionnelles.
Stratégies propres
Il n’existe pas, à ce jour, de guide très élaboré établissant une stratégie d’utilisation des réseaux sociaux à l’échelle de l’État. Des chartes circulent ici ou là, notamment dans les préfectures. Au niveau interministériel, le service d’information du gouvernement (SIG) prescrit des règles de forme, sur le bon respect de l’identité visuelle de l’État. Il donne aussi quelques clés sur la manière d’interagir avec les citoyens : supprimer les contenus problématiques, répondre en priorité aux commentaires demandant une information et limiter toutes les interactions non verbales, comme les retweets, « likes » et autres partages, aux seuls comptes de la sphère publique, ce afin d’« éviter d’associer publiquement votre administration à des profils dont vous ne maîtrisez ni les propos ni le comportement », indique la charte du SIG. Mais dans la pratique, leur usage reste à la main des administrations et plutôt souple. Il dépend surtout du type d’administration, de la culture maison et de son dirigeant, de son niveau d’exposition au public et de la sensibilité politique de ses dossiers.
Le Health Data Hub (HDH), la plate-forme nationale des données de santé, n’a par exemple pas établi de stratégie spécifique et se contente d’utiliser Twitter et LinkedIn pour relayer ses actualités, dans une communication tout ce qu’il y a de plus institutionnel. « Nous n’avons pas de doctrine venue d’en haut, ni du ministère ni de Matignon, et sommes très libres, comme dans nos relations presse », illustre sa directrice, Stéphanie Combes. Elle reconnaît néanmoins ne pas exploiter les réseaux sociaux à leur plein potentiel, notamment pour répondre activement à certains commentaires sans pour autant alimenter les polémiques. En revanche, elle n’hésite pas à utiliser son compte personnel pour répondre, parfois de manière assez « cash », aux détracteurs du Health Data Hub.
Principe de précaution
Si ce type de prise de parole offre un certain degré de liberté par rapport au compte institutionnel de l’administration, il ne peut, en vérité, jamais complètement s’en détacher. « La posture du dirigeant n’est pas simple car elle engage aussi le politique au-dessus de lui qui, lui, est redevable devant les Français et dispose donc d’un certain monopole, légitime, de la parole publique », résume Sébastien Soriano. D’autant qu’il n’est jamais vraiment possible de faire la part des choses entre ce que dit le haut fonctionnaire à titre personnel ou professionnel. « Tout ce que j’écris en mon nom propre peut toujours être interprété sous l’angle du Health Data Hub, je ne peux jamais vraiment le faire indépendamment de mon administration », témoigne Stéphanie Combes.
Quand des propos sur les réseaux sociaux justifient un refus de titularisation
Un état de fait qui ne découle pas de règles écrites, mais que les hauts fonctionnaires ont solidement intégré, dans une forme de principe de précaution. « Je suis passé par 3 ministères, et je n’ai pas vu un seul haut fonctionnaire prendre la parole de manière non autorisée, ou du moins non discutée en amont, quel que soit son degré d’autonomie », confie un conseiller ministériel. De fait, les faux pas sont rares, et le devoir de réserve peut se révéler en réalité un précieux « droit de réserve », pour limiter ses prises de parole et éviter de prendre les coups à la place du politique. Tout l’enjeu consiste donc à encourager la prise d’initiative des administrations et de leurs dirigeants sur les réseaux, tout en trouvant leur juste place dans la petite fenêtre laissée par le politique, par exemple pour communiquer dans les angles morts de l’agenda politique. « L’administration doit aussi avoir sa parole car elle agit sur des échelles de temps différentes et porte des projets parfois souterrains, mais non moins structurants », estime Sébastien Soriano. Mais plutôt que de segmenter les champs d’expression de chacun, dans une logique très verticale, « il vaut mieux miser sur un vrai rapport de proximité et de coordination entre les ministres et leurs DAC », rapport que la réduction des cabinets ministériels en 2017 visait à développer, souligne le conseiller ministériel cité plus haut.
Un enjeu de formation et de générations
L’amélioration de l’usage des réseaux sociaux par les décideurs publics passera donc par le fait pour ces derniers de penser, par et pour les réseaux sociaux, leur stratégie de communication et celle de leurs administrations. Plusieurs administrations ont d’ailleurs récemment lancé des marchés de conseil et d’appui à leur stratégie de communication « social media ». Ces stratégies tireront, à n’en pas douter, des enseignements de la crise sanitaire et de l’expérience qui a pu être faite des réseaux sociaux durant cette période. Notamment celle du dépassement du fonctionnement en silos propre à l’administration, lorsqu’il s’est agi d’être très réactif dans la diffusion des informations sur la gestion du Covid-19.
Au-delà de la définition d’une telle stratégie, l’enjeu reste celui de la formation des décideurs publics à l’usage des réseaux sociaux. D’où le défi de résoudre la problématique plus large du manque de culture numérique de ces responsables, comme le souligne le Conseil d’État dans son étude annuelle. Le Palais-Royal y recommande de développer des outils de formation et d’expertise des décideurs publics. Certes, des formations au numérique sont déjà dispensées aux cadres supérieurs. Mais il faut poursuivre ces actions, selon le Conseil d’État, pour qui il manque toujours un « outil permettant de partager l’ensemble des compétences que la question de la régulation des plateformes requiert afin d’acquérir une culture commune et des réflexes pertinents ». L’institution recommande en ce sens d’instaurer une « formation continue de pointe » des décideurs publics pour « créer une culture commune du numérique en général », notamment sur les réseaux sociaux. Le tout sur le modèle des formations que dispense aujourd’hui l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN).
Des pistes pour réarmer la puissance publique face aux réseaux sociaux
Il y a néanmoins fort à parier qu’une telle recommandation n’aurait vocation qu’à être temporaire, et destinée aux 40-60 ans. De telles formations seront-elles en effet vraiment encore utiles dans dix, quinze ou vingt ans, lorsque toutes les personnes nommées sur des postes à haute responsabilité seront déjà, question de générations, très au fait des réseaux sociaux ?
Avec tous les risques associés : « Le syndicalisme étudiant a toujours existé, mais on voit émerger une génération beaucoup plus présente sur les réseaux sociaux, beaucoup plus polémique et qui n’hésite pas à s’exprimer sur tel ou tel sujet, qu’il soit dans son champ de compétences ou non », pointe un communicant en cabinet ministériel, qui entrevoit de potentiels débordements des futurs hauts fonctionnaires. Ce qui, à l’avenir, ne manquera pas de poser encore plus la question de l’encadrement de l’usage des réseaux sociaux par ces futurs décideurs, mais aussi la problématique de la frontière entre vie professionnelle et vie personnelle et, partant, celle de la très délicate articulation entre leur liberté d’expression et leur devoir de réserve.
acteurs publics : article publie le lundi 20 février 2023
BASTIEN SCORDIA & EMILE MARZOLF