TRANSFORMATION PUBLIQUE
Entre amélioration et économies, le difficile équilibre de la transformation publique
Conçu pour financer des projets générateurs d’économies à long terme, le Fonds pour la transformation de l’action publique (FTAP) a été progressivement réorienté vers le soutien à des projets davantage centrés sur l’amélioration de l’action publique. Quitte à s’éloigner de la promesse initiale ? C’est ce que semble révéler la lecture des cahiers des charges et des contrats de transformation, obtenus
“Pour 1 euro dépensé, c’est 1 euro d’économisé”, clamait Gérald Darmanin, alors ministre de l’Action et des Comptes publics, à l’annonce des tout premiers lauréats du Fonds pour la transformation de l’action publique (FTAP), en 2018. Trois ans après cette première salve de projets, censés faire économiser à l’État 500 millions d’euros, la logique du FTAP, doté de 700 millions d’euros sur cinq ans, a profondément évolué, pour se tourner vers des projets porteurs d’améliorations tant pour les usagers que pour les agents, et de moins en moins vers des projets économiquement rentables pour le budget de l’État.
C’est notamment ce qui transparaît à la lecture des contrats passés entre la direction interministérielle de la transformation publique (DITP) et la direction du budget d’une part, et les administrations lauréates d’autre part. Acteurs publics a en effet obtenu communication, après avis positif de la Commission d'accès aux documents administratifs, des contrats signés entre 2018 et 2021, soit 85 documents couvrant une grande variété de projets, de la plate-forme des données géographiques à la détection automatisée de la fraude fiscale, en passant par le code du travail numérique. Ces documents confidentiels [que vous pouvez télécharger ici] décrivent les ambitions de chacun des projets, leur calendrier, leurs modalités de financement, et surtout les économies attendues.
La lecture des contrats révèle d’abord un décalage important entre la communication autour des projets, loués pour leurs gains d’efficacité, et la réalité des sources d’économies, principalement obtenues par la suppression nette d’équivalents temps plein (ETP).
C’est le cas du projet de dématérialisation des actes d’état civil du Quai d’Orsay, où l’administration insiste dans sa communication sur l’abandon du papier, mais n’évoque pas la moindre suppression d’emploi. “La DITP était consciente de la sensibilité du sujet et s’était engagée à ce que les contrats restent confidentiels, par crainte des réactions syndicales : les contrats présentent en effet des économies d’emplois sur trois ou quatre ans, or les personnels ont rarement une telle visibilité sur la gestion des emplois”, indique une source proche du dossier. Plusieurs gros projets, notamment menés par Bercy, misent ainsi sur la suppression de nombreux emplois : 500 pour le projet “CFVR” (ciblage de la fraude et valorisation des requêtes) et 300 pour le projet “Foncier Innovant” de la direction générale des finances publiques, ou encore 250 ETP pour le projet “3D” des douanes. Ces projets ont d’ailleurs largement contribué à la sécurisation de la trajectoire du Fonds.
Changement de logique
Les indicateurs de pilotage inscrits dans les contrats reflètent d’ailleurs la priorité donnée aux économies, puisque tous font d’abord mention des économies attendues chaque année. Mais tous les projets ne sont en revanche pas aussi précis sur la manière dont ils comptent les dégager, notamment parmi les plus récents. Le Design System de l’État, financé par la dernière vague du FTAP, évoque ainsi des gains d’efficacité, liés à la rapidité de la refonte des sites Web de l’État, et des gains de mutualisation. Pour France Identité numérique, le contrat reconnaît que les économies “sont diffuses et difficilement quantifiables” et qu’elles reposent sur le taux d’adoption de l’identité numérique régalienne par les services de l’État, permettant une mutualisation des coûts du recueil de la preuve d’identité des usagers. Le projet est d’ailleurs l’un des rares à ne pas proposer d’indicateur d’impact en termes d’économies, mais d’utilisateurs.
FTAP : les projets numériques se taillent la part du lion
La sélection de ces projets tranche avec la rigueur initiale du FTAP. “Le processus de sélection a priori objectif s’est retrouvé en partie biaisé par les commandes politiques : certains projets ont été retenus car ils étaient portés politiquement”, explique un connaisseur de la vie du fonds.
C’est le cas du projet de “prison expérimentale”, financé à hauteur de 35 millions d’euros par le FTAP, et censé en rapporter seulement 19 millions en trois ans (et seulement 1 million chaque année après 2023), ou du portail commun du recouvrement, accepté contre l’avis du comité de sélection, selon une source ayant participé à ces comités. Le Health Data Hub, la plate-forme nationale des données de santé voulue par Emmanuel Macron pour faire de la France une championne de la recherche en santé grâce à l’intelligence artificielle, est également bien en peine de démontrer ses économies, tant elles sont incertaines et surtout très lointaines, compte tenu du temps nécessaire à la recherche scientifique.
Tous ne tirent d’ailleurs pas sur le même fil pour générer des économies. Ainsi les premiers lauréats misent-ils d’abord sur des suppressions d’emplois, tandis que les plus récents mettent en avant d’autres externalités positives, au calcul parfois tiré par les cheveux. Après les premiers projets, d’abord porteurs d’économies, le Fonds a ainsi de plus en plus récompensé des projets plus transformateurs pour le service public et ses usagers. Ce dont on ne se cache pas aujourd’hui à la DITP : “L’accent est désormais davantage mis sur le caractère impactant de l’amélioration permise par le projet (en premier lieu pour les usagers-administrés mais également pour les agents de l’État), le nombre de bénéficiaires et la façon dont le projet s’inscrit dans des orientations stratégiques du gouvernement, par exemple dans le cadre des réformes prioritaires.”
Évolution des critères
Cette réorientation est en réalité le fruit d’un bras de fer en coulisses entre d’une part la direction du budget, responsable budgétaire jusqu’en 2021, et attachée à la logique initiale de fonds d’investissement du FTAP, et la DITP, gestionnaire au quotidien du fonds, et qui porte davantage une vision de transformation et d’amélioration du service public plutôt que d’économies. Celle-ci a d’ailleurs été appuyée par le gouvernement, en quête de résultats pour la modernisation de l’action publique. “Au départ, la direction du budget était très stricte, elle demandait qu’un euro financé rapporte un euro de façon pérenne, mais surtout, toutes les économies générées par le projet étaient reprises sur le budget des administrations lauréates”, explique un agent qui a eu affaire au fonds.
Résultat : les administrations ont fui le FTAP… et la DITP a passé le plus clair de l’année 2019 à tenter de rattraper le coup pour attirer de nouveaux candidats, que ce soit par la communication autour du fonds ou par son processus de sélection, dont l’évolution est en grande partie publique.
On la retrace en effet dans les cahiers des charges des appels à projets du FTAP. Ces cahiers des charges fixent plusieurs critères de sélection, dont le tout premier, dans le premier appel à projets, n’était autre que celui des économies. Mais au fil des appels, ce critère “numéro 1” est progressivement descendu en priorité, jusqu’à dégringoler à la cinquième et dernière place. Les critères ont commencé en réalité à être repensés dès le deuxième appel à projets de 2018. Si l’impératif d’économies durables à partir de trois ans est resté inchangé, celles-ci n’étaient en effet déjà plus reprises sur le budget des administrations. Un premier soulagement.
FTAP : la performance budgétaire dans le viseur
Le troisième appel a lâché encore un peu plus de lest sur l’objectif de retour sur investissement au bout de trois ans, en ouvrant la voie à des économies plus lointaines. “Pour la direction du budget, il fallait qu’à l’issue du projet, soit au bout de trois ans, celui-ci génère autant d’économies chaque qu’année que ce que le FTAP lui avait accordé, alors que la vision portée par les candidats, c’était plutôt une logique de remboursement en trois ans du montant accordé”, explique le même agent cité plus haut. Comme une preuve de ce recul, le gouvernement a subitement arrêté de communiquer autour des économies attendues à partir de la troisième vague de lauréats. Les incessantes négociations compliquant la gestion du fonds ont fini par déboucher sur un transfert de responsabilité du programme budgétaire. La DITP a en effet pris le relais au 1er janvier 2021, concrétisant le changement de vision à l’œuvre ces deux dernières années.
Maintenir l’objectif premier
“On voit bien que le FTAP est un outil créé par des technocrates, car l’idée des économies peut être séduisante et vertueuse, mais ils n’ont pas anticipé le fait que les administrations, elles, n’étaient pas du tout intéressées par des projets d’économies”, analyse un bon connaisseur du dossier. Le FTAP est devenu, au fil des ans, moins un fonds qu’une réserve d’argent dans laquelle le gouvernement pouvait piocher pour subventionner de grands projets de transformation que ni la direction du budget ni le Parlement n’avaient abondés. Il faut néanmoins continuer à maintenir l’image d’un fonds pourvoyeur d’économies, ce pour quoi il avait été voté par le Parlement. Le critère des économies demeure, mais il n’est plus prioritaire et il est plus souple. Et cela se ressent, avec l’introduction, à partir du quatrième appel à projets, des notions de cumul d’économies, d’économies indirectes ou d’économies d’emplois par redéploiements, là où les premiers projets étaient tenus de les supprimer purement et simplement.
Le Fonds pour la transformation de l’action publique peine à entrer dans le dur
La DITP reconnaît que les critères ont évolué. “Il est apparu au fil des dossiers analysés que l’application d’une logique très stricte consistant à n’apprécier la génération d’un euro d’économie pour un euro de subvention qu’à l’aune d’un seul projet limitait la pluralité des candidatures”, explique la responsable du FTAP, Claire Orosco. C’est pourquoi, poursuit-elle, “il a été décidé d’apprécier ce critère de manière globale sur l’ensemble du FTAP, et non plus nécessairement projet par projet, afin de permettre le cofinancement de projets impliquant une amélioration substantielle du service rendu à l’usager et de l’efficacité de l’action publique, au-delà de la seule application et du respect d’une règle stricte de trajectoire d’économie budgétaire”.
Autrement dit, si le FTAP permet déjà de générer de manière pérenne les 700 millions d’euros injectés (870 millions, selon la DITP), pourquoi ne pas l’orienter pour soutenir d’autres projets, quand bien même ceux-ci généreraient moins d’économies, ou de façon plus incertaine ? Malgré ce “relâchement”, la direction du budget est tout de même parvenue à sauver la vision initiale et très stricte du fonds, au moins en façade.
Ainsi, dans les documents annexés au budget 2021, il est écrit que les projets lauréats permettent “d’ores et déjà d’atteindre la cible fixée d’économies, mais que l’objectif initial du retour sur investissement de 1 pour 1 est maintenu pour 2021”.
Quoi qu’il en soit, l’assouplissement du critère “économies” du Fonds (ainsi que des délais de contractualisation et de réalisation des projets) pose aussi la question du sérieux du suivi des projets, et surtout de la capacité du FTAP à couper le robinet de financements en cas d’écarts constatés avec les promesses des lauréats. Tous s’engagent en effet, dans leurs contrats, à réaliser des points d’étape annuels sur l’état d’avancement de leur projet et les économies générées, dont les résultats conditionnent en principe le versement des nouveaux crédits. Aucun n’a été débranché depuis le début, même après plusieurs alertes pour certains d’entre eux. La ministre de la Transformation et de la Fonction publiques, Amélie de Montchalin, a toutefois exigé un suivi plus resserré et régulier des projets, après un comité de pilotage en mars. Une première enquête de suivi a été lancée le 1er septembre.
ACTEURS PUBLICS : ARticle publie le vendredi 24 septembre 2021 & EMILE MARZOLF