NUMERIQUE
Les communes s’approprient timidement le “Doctolib du service public”
Une trentaine de communes ont activé “RDV Mairie”, une déclinaison de l’outil de prise de rendez-vous en ligne de l’État “RDV Service public” – lui-même inspiré de la célèbre plate-forme Doctolib –, qui doit améliorer la gestion des rendez-vous pour les cartes d’identité et passeports. Mais pas seulement.
C’est ce qu’on appelle un grand écart. D’un côté, le gouvernement Borne promet le déploiement d’un “Doctolib du service public”. De l’autre, l’administration s’exécute, mais discrètement et prudemment, pour tenter de concilier des intérêts et stratégies divergents, au sein-même de l’État.
Depuis cet été, la direction interministérielle du numérique (Dinum) et l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) offrent en effet aux communes la possibilité d’utiliser une solution étatique de prise de rendez-vous en ligne dans le cadre très spécifique du plan d’urgence relatif aux demandes de cartes d’identité et de passeports. Et ce à bas bruit, et en parallèle de la stratégie de l’Agence nationale des titres sécurisés (ANTS), privilégiant les éditeurs privés déjà en place.
Délivrance des titres d’identité : le gouvernement lance la chasse aux revendeurs de créneaux
Sur la page d’accueil de “RDV Mairie”, on peut lire que “RDV Service public est aujourd’hui mis à disposition gratuitement des collectivités qui sont dotées d’un DR [dispositif de recueil, ndlr] et ne disposant pas d’un outil de gestion de prise de rendez-vous”.
En face de cette prudence, le ministre de la Transformation et de la Fonction publiques, Stanislas Guerini, s’est lui-même un peu emballé dans sa communication.
Dans une note aux rédactions, le ministère annonçait ainsi un déplacement le 14 septembre à Barr, petite commune du Bas-Rhin, pour rencontrer les équipes chargées de la délivrance des titres et utilisant “RDV Service public”, “un outil de prise de rendez-vous déployé dans des mairies et les espaces France services” et “développé par l’État” pour diviser par deux les délais d’attente. Erreur de destination : la mairie en question utilise en réalité la solution d’un éditeur privé, Agendize.
30 communes utilisatrices
Car depuis cet été, on ne peut pas dire que les communes se soient jetées sur “RDV Mairie”, le petit nom donné à la déclinaison de la solution étatique pour les mairies. Selon nos informations, seules une trentaine de communes en sont aujourd’hui utilisatrices. Principalement des municipalités de quelques centaines à quelques milliers d’habitants, comme Chomérac, Vernou-sur-Brenne, ou Fayl-Billot ou encore la Guadeloupéenne Pointe-Noire et ses un peu plus de 6 400 habitants et Dammartin-en-Goële et ses près de 10 000 habitants. Jusqu’à cet été et le plan d’urgence national, un bon nombre d’entre elles ne délivraient tout simplement ni cartes d’identité ni passeports et n’avaient donc pas forcément de solution de prise de rendez-vous en mairie.
À Chomérac (Ardèche), qui s’est équipée d’un dispositif de recueil en juillet, le choix s’est tout de suite porté vers “RDV Mairie”, “un outil gratuit, en ligne, fonctionnel et intuitif”, selon la directrice générale des services, Magali Naudy. Même son de cloche à Vernou-sur-Brenne (Indre-et-Loire). “Étant donné les besoins que nous avions identifiés, il ne nous était pas nécessaire de faire appel à un logiciel plus poussé et donc d’investir, explique la responsable de la communication, Nelly Allard. Nous avions besoin d’un outil en ligne, relié au site de l’ANTS afin de faciliter la prise de rendez-vous pour les usagers et les agents.”
Comment une start-up de territoire veut devenir le “Doctolib du service public”
Plusieurs communes s’en sont également emparées dans l’Oise, où l’opérateur de services numériques mutualisés local, l’Adico, a été particulièrement moteur de son adoption. “Nous n’avions pas d’intérêt économique à développer notre propre outil mutualisé pour seulement 20 communes, et j’ai donc défendu l’ouverture de « RDV Service public » auprès des mairies face à des éditeurs privés parfois agressifs commercialement”, explique Emmanuel Vivé, directeur de l’Adico et président du réseau Déclic, qui réunit toutes les mutualisations informatiques.
Aujourd’hui, seules une poignée de communes ont adopté la solution étatique dans le département, les unes préférant s’en tenir à leur contrat avec un éditeur privé (sachant qu’elles ont pu bénéficier d’une subvention spéciale pour adopter une solution certifiée par l’ANTS et que ces éditeurs proposent du support et de la formation), les autres ne souhaitant tout simplement pas aller vers la dématérialisation. Certaines communes sont pourtant prêtes à tourner le dos au privé.
À Verdun-sur-Garonne, dans le Tarn-et-Garonne, le directeur général des services, Jordy Garrigues, explique vouloir troquer sa solution privée pour celle de l’État, son éditeur ayant – entre autres choses – “tardé” à connecter son module de prise de rendez-vous au moteur de l’ANTS. Au total, plus de 10 000 rendez-vous ont été réservés en mairie via la plate-forme, dont 1 768 annulés mais excusés par l’usager et 521 non excusés.
Déploiement au compte-gouttes
Dans sa communication et dans sa stratégie de déploiement, l’ANCT reste prudente. Et indique toujours sur son site Web ne s‘adresser qu’aux seules communes équipées d’un DR mais ne disposant pas de plate-forme de prise de rendez-vous. Et même lorsqu’elle annonce par mail, le 15 septembre, l’ouverture du service à toutes les communes pour d’autres motifs que les seuls rendez-vous de demandes de titres, elle précise bien ne le faire qu’“à titre expérimental”.
Et pour cause, l’ouverture aux collectivités a suscité la gronde des éditeurs privés, sur lesquels l’ANTS s’est appuyée pour bâtir son moteur de recherche national des rendez-vous disponibles, afin de mieux répartir la charge, mais aussi d’éviter les réservations multiples par un même usager pour une même demande.
L’État veut lever le risque juridique lié au partage de ses outils numériques avec les collectivités
Avant d’ouvrir RDV Mairie, la DSI de l’État a même sollicité l’avis de la direction des affaires juridiques de Bercy pour assurer ses arrières. Aucun problème en l’occurrence, dans la mesure où les collectivités délivrent les titres d’identité pour le compte de l’État. Il est donc légitime que ce dernier aille jusqu’à les outiller.
Sans aller jusqu’à parler de concurrence déloyale, les 2 éditeurs joints par Acteurs publics disent se sentir quelque peu… trahis. “Nous avons été autour de la table avec l’État dès le mois d’avril 2022 pour essayer de trouver et développer des solutions, pour partager les informations et les créneaux, éviter les doublons et privilégier la prédemande en ligne. Nous avons été très surpris en voyant arriver « RDV Service public » juste avant l’été et après tous ces efforts”, déplore Ludovic Diligeart, à la tête de RDV360, implanté dans 600 communes et à l’origine du site ViteMonPasseport, qui a inspiré l’ANTS pour créer son moteur de recherche national.
Ceci explique, entre autres, pourquoi le déploiement de RDV Service public dans les mairies se fait au compte-gouttes, en ciblant d’abord les petites mairies nouvellement équipées de dispositifs de recueil et donc sans aucune plate-forme de rendez-vous en ligne.
ACTEURS PUBLICS : article publie le mardi 17 octobre 2023 & EMILE MARZOLF